La culture en réseau, l’éthique hacker, l’open source et l’histoire politique du peer-to-peer défendaient l’idée que l’espace numérique permettait une politique de l’abondance, du partage et de fluidité des identités. La technologie blockchain, bien qu’issue de ces cultures, vise à recréer de la rareté dans le monde numérique, à fixer et sécuriser la propriété privée, à définir les identités, traduisant des processus légaux, financiers, légaux dans du code. Cet enregistrement de données de tous types – y compris biologiques – dans un registre public infalsifiable constitue à la fois une menace potentielle contre la capacité des citoyens à disposer librement de leur existence et une promesse d’émancipation des structures toxiques du capitalisme. La technologie blockchain permettra-t-elle de réinventer les théories marxistes dans un « cryptocommunisme » ?
Participant-e-s
Mark Alizart
Mark Alizart est un écrivain, philosophe et commissaire d'exposition français. Son travail associe la philosophie à des réflexions sur la pop culture et les nouvelles technologies. Il a publié deux essais aux Presses Universitaires de France (Pop Théologie et Informatique Céleste). Il a également été chargé de programmation culturelle au Centre Pompidou (2001-2006), directeur adjoint du Palais de Tokyo (2006-2011), conseiller du ministre de la culture pour les arts plastiques (2011-2012). Son prochain essai Cryptocommunisme (Puf, 2019) prend appui sur Bitcoin pour réinterroger les concepts du marxisme.
David Guez
David Guez est artiste. Il réalise des projets artistiques liés aux nouveaux médias qui sont principalement axés sur les thématiques de la mémoire et du temps. Il travaille aussi sur la réalisation de nombreuses plateformes collaboratives qui questionnent les usages et les limites des nouvelles technologies tout en proposant des alternatives. Il a réalisé le Manifeste Kronos qui propose d’« inventer une monnaie indexée sur le temps ».
Emmanuel Guez
Emmanuel Guez est artiste et philosophe. Il dirige le PAMAL (Preservation & Art – Media Archaeology Lab) à l’École Supérieure d’Art d’Avignon, qui a lancé le programme de recherche(BLOCK)CHAIN OF LOVE, une auscultation futurologique, médiarchéologique et artistique de la blockchain. Il s’articule autour de trois axes : le retour de l’original, la fin (éventuelle) de l’anonymat et la chaîne de blocs comme médium artistique.
Baruch Gottlieb
Baruch Gottlieb est membre du collectif artistique Telekommunisten. Il présentera Haket, un projet de cryptomonnaie non spéculative.
Compte-rendu
La création de Bitcoin et de la blockchain, il y a dix ans, a été motivée par la crise bancaire de 2008 puis par les crises de la dette et la volonté de trouver un moyen de faire des transactions entre particuliers sans passer par des intermédiaires et les banques. L'usage du Bitcoin, confidentiel au départ, explose suite à la décision de Mastercard et de Paypal de bloquer les donations à WikiLeaks. Cette technologie émerge donc dans un contexte de crise de confiance généralisée envers les gouvernements et de la volonté de sortir d'un gouvernement par la dette. Elle s’accompagne de l’idée que ses infrastructures décentralisées allaient réussir là où le web, devenu très centralisé, avait échoué. Et qu'un système reposant sur le consensus distribué au sein d’un réseau, était plus digne de confiance que la gouvernance humaine. La blockchain laisse aussi entrevoir des capacités d‘auto-organisation dans un idéal d‘émancipation.
Le 1er décembre 2018, une photo d’un gilet jaune portant l’inscription « Buy Bitcoin » est devenue virale sur les réseaux sociaux. Tout comme pour le bitcoin, le désir d’une force décentralisée, débarrassée des corps intermédiaires, s'est fortement exprimée dans le mouvement des Gilets Jaunes. De même que Bitcoin a été créé pour qu'aucune autorité centrale ne régule son fonctionnement, de même aucune autorité centrale ne régule le mouvement des Gilets Jaunes...
Dans la foulée de cette image, est apparu un mystérieux site internet annonçant la création d’un GiletJauneCoin, une cryptomonnaie qui viendrait en soutien du mouvement éponyme. Sur la page de présentation du site, on peut lire que GiletJauneCoin a été créé pour soutenir le mouvement international des "gilets jaunes" dans la lutte légitime des peuples à disposer d'eux-mêmes, et la reconquête de leurs souveraineté économique, territoriale, et monétaire. Et en réaction au système d'endettement... D’après le magazine Capital, le protocole existerait bel et bien mais la cryptomonnaie n'aurait aucune valeur car il n’existe aucune conversion possible avec une autre cryptomonnaie ou des monnaies traditionnelles.
Le 6 janvier 2019, un street artist qui fait beaucoup parler de lui dans les médias, parce qu'il signe ses œuvres avec un QR Code Bitcoin afin de recevoir des donations, Pascal Boyart (alias PBOY), avait peint dans le 19e arrondissement une fresque aux Gilets Jaunes s’inspirant du célèbre tableau de Delacroix, et annoncé sur son blog que la fresque cachait une énigme qui permet à celui qui trouve la solution d'empocher 1000$ en Bitcoin (0,28btc). Il s'agissait de trouver une la clé privée composée de 12 mots. À l'aide notamment d’une lampe à lumière noire, deux personnes ont réussi à décrypter les douze mots codés cachés dans l’œuvre : banquier, usure, mensonge, peuple, combat, espoir, union, citoyen, conduire, triomphe, horizon, jaune.
Alors Bitcoin et gilets jaunes, même combat ?
Si certains voient dans la blockchain et le bitcoin un outil de dépérissement de l’État et d’émancipation de toutes les institutions centralisées, des banques aux entreprises, pour aller vers un communisme libertaire, d’autres, bien plus nombreux considèrent plutôt l’usage de la blockchain comme la réalisation d’une utopie anarcho-capitaliste ou d’un capitalisme distribué. Ce sont autour de ces questions que s'organise cette séance Cryptopolitiques.
Mark Alizart
Bitcoin et Gilets Jaunes par Mark Alizart